La nuit tombée, notre bus part vers le nord. Le début de la route, goudronnée, est franchi sans encombre. Puis quatre heurs d'arrêt pour manger et effectuer d'obscures réparations sur un essieu. Nous en profitons pour dormir. Des mains baladeuses en profitent pour voler ma polaire...
Nous nous engageons sur une piste traversant la savane, sableuse, défoncée, qu'il faut quitter par endroits pour contourner un obstacle. Les secousses m'empêchent de dormir. Je vois défiler le paysage baigné par la pleine lune, vallonné, blafard, sur lequel des gens marchent, imperturbables, vers quelque destination lointaine.
Au matin nous faisons une pose dans le village qui marque le retour du goudron sur la route. Sur le petit marché nous trouvons du "vrai pain" (par opposition aux baguettes ultra-légères standardisées) et une brosse à dents si énorme qu'elle semble conçue pour un cheval.
Nous parcourons le segment de route jusqu'à Ambilobe à faible allure : le chauffeur s'arrête souvent pour embarquer et déposer des passagers.
Ambilobe marque l'embranchement de la route Nord-Sud avec la piste vers Vohémar, sur la côte Est. Selon mon plan, nous devions prendre cette piste et nous arrêter à Daraina, d'où nous aurions visité un parc naturel. Cependant, après discussion avec Célia et les boniments du guichetier de la compagnie de bus, nous décidons de repartir le soir vers Sambahava.
En attendant le départ, nous montons sur une colline voisine, d'où nous avons une vue panoramique sur la plaine environnante. Nous redescendons en courant après que le guichetier nous ait téléphonés pour nous avertir du départ imminent du taxi-brousse.

Nous sommes une quinzaine à l'arrière du Peugeot 504 bâché. Certains sont assis sur les banquettes rembourrées qui longent les bords, les autres sur le plancher. Je suis adossé a la cabine de la camionnette, les genoux relevés, avec Celia a demi couchée entre mes jambes. Nous sommes tous si serrés que le moindre mouvement gène notre voisin. Voisin de Célia, un gros homme trône sur la roue de secours, probablement la meilleure place. Il se justifie en expliquant qu'il accompagne son petit-fils (coince devant lui).
La route est pire que jamais. Le chauffeur, virtuose, accélère et ralentit sans arrêt pour profiter des morceaux de chaussée praticable, éviter les pires trous, et aborder les trous moyens a une vitesse qui épargne la suspension du 504. Nous sommes secoués, projetés les uns contre les autres, les coudes s'enfoncent dans les côtes, les jambes sont compressées... Une barre en bois s'imprime dans mon dos et mon torse privé de la protection de la polaire volée est fouetté par le vent frais. Une passagère compatissante me prête un paréo. Après quelque temps, je renonce a m'agripper, me résignant a n'être plus qu'un morceau de viande a transporter. De temps en temps je change ma position de quelques millimètres pour éviter d'être complètement ankylosé. Le support inégal de mon dos est une torture.
Les heures sont longues. Heureusement nous nous arrêtons quelquefois pour les pauses techniques et quand une pente trop raide ne peut être franchie qu'a vide par notre véhicule. Un des arrêts est a Daraina, nous hésitons quelques instants a reprendre le plan initial, descendre ici. Mais le village plonge dans le noir avec juste quelques boui-bouis moroses n'est guère engageant... Bien entendu, je ne ferme pas un œil de la nuit.
Nous arrivons au bout de la piste au petit matin. Célia et moi sommes hébétés. Les autres passagers semblent presque reposés. Le gros homme qui a disputé sa place à Célia s'avère être officier de police, ce qui explique la déférence des autres passagers. Son petit-fils ressemble vaguement a un chien.
La suite de la route est tapissée d'excellent goudron. Nous parvenons a Sambava en trois heures presque confortables.
Salbava s'étend sur quelques kilomètres le long de la route. Des taxis font sans arrêt le trajet dans les deux sens, embarquant et débarquant des passagers au besoin. Nous prévoyons de dormir à Andapa. Le Guide du Routard décrit une belle balade de 20 km dans un environnement enchanteur vers la ville : exactement ce qui faut pour l'après-midi. Nous prenons donc la route, enchantés de nous dégourdir les jambes après 36 h de taxi-brousse. La direction est claire. Nous croisons une fête du village où un groupe de dames éméchées nous saluent en éclatant de rire, je bois une bouteille de lait frais (rarissime !), et nous croisons un enseignant pédant qui prétend ne converser qu'en anglais.
Pourtant, il y a quelque chose de bizarre : les bornes annoncent 80 km jusqu'à Andapa, bien trop long pour une journée. Un passant nous le confirme. Nous avions mal lu l'article du Routard ! La mort dans l'âme, nous reprenons le bus. Encore quelques heures de route et nous voici a notre hôtel, très bien entretenu. L'occasion de faire une grosse lessive.
Le matin, nous allons voir monsieur Bruno, affable Chinois francophone, qui organise des excursions dans le parc voisin de Marojejy. Nous convenons de partir le lendemain pour une balade de trois jours qui nous mènera au sommet du parc. Nous rencontrons aussi Éric, qui vit a Andapa depuis 15 ans, après avoir parcouru Madagascar dans tous les sens. Pour la journée il nous conseille quelques endroits a visiter aux alentours.
Andapa est dans une cuvette au fond plat, qui ressemble un peu a un cratère de volcan. Le fond de la cuvette est tapisse de rizières. L'eau est collectée par une rivière qui s'échappe par un vallon vers l'Est. Nous marchons vers la rivière, sur des chemins et des petites digues qui délimitent les parcelles de riz. Dans un des villages a lieu un enterrement. La famille du mort nourrit tout le village, et la maison endeuillée est couverte de fleurs.

Un groupe de gamins s'est mis à nous suivre. Ils se moquent bruyamment de nous, un crache tous les deux pas, un autre chie carrément devant nous. C'est assez pénible, mais nous ne savons pas quoi faire : les engueuler ? les gifler ? En tant que touristes nous ne pouvons pas nous permettre ce qu'un Malgache ferait sans doute. Je tâche de marcher plus vite, et Célia simule des rugissements de tigresse... En conjuguant nos efforts nous parvenons à les semer sur un flanc de montagne défriché.

Nous descendons en suivant un petit chemin le long de la rivière. Arrivés à une falaise, nous nous baignons et nous engageons le chemin du retour. Dans l'idée de faire une boucle, nous gravissons un chemin qui attaque la colline voisine de front. Il mène à des parcelles où poussent des bananiers et du maïs. Des moignons d'arbres noircis témoignent du défrichement récent et anarchique. Les moustiques dévorent les membres de Célia, qu'elle a imprudemment laissés exposés. La pente s'accentue, et nous parvenons au sommet de la colline en grappillant dans la terre meuble.

En suivant la crête, nous avons une vue panoramique de la plaine d'Andapa. Les reliefs environnants sont couverts de plantations de café et d'ananas.

Après avoir traversé quelques buissons épineux et rencontré une énorme couleuvre, nous décidons de retourner au village.

Le lendemain, nous un taxi-brousse nous dépose à l'entrée du parc de Marojejy. Notre expédition est constituée, en plus de nous deux et du guide, d'un cuisinier et d'un porteur. Seul un chemin est accessible aux touristes, jalonné de trois camps à bungalows où on peut bivouaquer. Il mène au sommet, à 2100 m d'altitude et nous allons le parcourir en aller-retour. L'objectif du premier jour est de monter au troisième camp.
Le porteur emmène notre nourriture pour trois jours, soit 10 kg environ, dans deux paniers suspendus à un tronc de bambou qu'il porte sur ses épaules. Il marche pieds nus et fait l'aller-retour vers le troisième camp dans la journée. Nous le suivons à allure plus modérée.

Après quelques kilomètres par villages et rizières, le chemin s'enfonce dans la forêt. On peut distinguer plusieurs strates. Nous passons d'abord par une forêt relativement basse, ponctuée de touffes de bambou d'un vert qui paraît fluorescent. Le sentier est très bien entretenu et pavé de galets. Les arbres enchevêtrés de lianes sont impénétrables : impossible de perdre le chemin...

Au premier camp, nous visitons une cascade où nous pouvons nous baigner. L'eau est assez propre pour être potable, malgré une légère teinte tourbeuse. Ça n'empêche pas les groupes de touristes que nous rencontrons de faire monter de l'eau minérale par une pléthore de porteurs.
Nous passons dans la seconde strate : la forêt de grands arbres, avec canopée à 25 m. La forêt est dominée par d'énormes arbres aux troncs massifs. Certains ont des racines hautes et étroites, qui ressemblent à des draperies entre lesquelles on peut se réfugier. Il y a d'interminables ficus, qui étouffent les troncs d'autres arbres dans un enchevêtrement de filets boisés pour monter plus haut. Ils font régner une pénombre constante dans le sous-bois. A notre niveau poussent des arbustes aux grandes feuilles vert sombre.

Ce sont ces arbres immenses qui me fascinent, c'est pour les voir que nous avons fait ce détour qui nous a coûté des dizaines d'heures de taxi-brousse. Il n'y a que dans les forêts tropicales humides et anciennes qu'on les trouve.

En poursuivant notre ascension, la végétation prend des proportions plus modestes. Le sentier, moins parcouru, devient plus ardu. Nous marchons dans la boue ou sur des racines, nous aidant de celles-ci pour nous hisser à travers les pas difficiles. La brume bouche les perspectives lointaines et une pluie fine et persistante nous refroidit.

A l'arrivée au camp, nous apprécions de mettre des vêtements secs et de nous regrouper autour d'un braséro préparé par le cuisinier...
Le lendemain, nous partons au petit matin pour le sommet. Le chemin se dégrade. Nous pataugeons dans la boue et les racines. Les ascensions alpines nous nous ont pas habitué à des sentiers aussi accidentés... Peu à peu, cependant, la végétation devient plus rase, jusqu'à ce que nous puissions regarder par-dessus. Les paysages de moyenne montagne sont semblables finalement : il ne reste plus que de l'herbe et des mousses.

Pour les dernières centaines de mètres nous marchons sur le granite de la montagne. Le sommet est marqué par un tas de cailloux et vieille structure métallique à l'utilité obscure. C'est le quatrième point le plus haut du pays, la vue est superbe malgré quelques bancs de nuages dans la plaine. En légère hypoglycémie, nous buvons du jus de fruits et faisons une petite sieste.

Quoique moins fatigante, la descente est plus difficile que la montée : la structure des racines est moins visible. Au croisement avec un sentier secondaire qu'on devine à peine, notre guide nous quitte pour traquer le propithèque soyeux, ou lémurien blanc, l'animal le plus remarquable du parc. Célia et moi redescendons tranquillement vers le deuxième camp, notre étape suivante.

A la tombée de la nuit, le guide revient bredouille au camp, mais ne renonce pas : il repartira le lendemain à 4 h pour chercher le fameux primate. Il sait le repérer en observant les branches cassées ou en sentant leur urine sur les arbustes ! Des chercheurs viennent dans le parc pendant des mois pour étudier le comportement de l'animal.

Au petit matin, il a trouvé ! Nous le suivons sur des pentes instables, sous une fine pluie. Et effectivement, sur une branche, on distingue des silhouettes claires, recroquevillées pour échapper aux intempéries.

Le reste de la descente est sans histoire. Nous prenons un taxi-brousse pour redescendre à Sambava, où Célia doit lire ses mails professionnels.
Dans la ville, internet est coupé pour cause de travaux sur la liaison satellite. La parabole est installé sur le toit d'un grand bâtiment : l'hôtel Victoria. Célia parvient, grâce à son charme de vazaha-ette éplorée, à attendrir le réceptionniste qui lui donne accès à une machine directement branchée sur le routeur, bloquant les manipulations des techniciens... Elle travaille d'arrache-pied pendant toute la soirée.

Le réceptionniste, décidément plein de ressources, nous propose de retourner à Ambilobe en 4x4, ce qui rendrait le trajet sur la piste défoncée moins pénible. Traumatisés par notre expérience précédente, nous acceptons, malgré le prix exorbitant (5 fois plus cher que le taxi-brousse).
Le véhicule nous prend le lendemain. Nous occupons le banc arrière de la cabine de pilotage, sur lequel nous pouvons nous vautrer tout à notre aise. A droite du chauffeur une grosse dame bien habillée parle, sans arrêt pendant tout le trajet (12 heures). L'arrière du pick-up est bâché comme notre 504 à l'aller et une douzaine de passagers en troisième classe s'y entassent. Une petite fille nous regarde par la vitre arrière de la cabine.
Le moyen de transport luxueux nous permet de dormir et même d'apprécier le paysage lors du passage sur la piste infernale : c'est une savane sèche échelonnée en terrasses où paissent des zébus. Nous traversons Daraina de jour, égayé par un marché multicolore et un festival de musique.